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Colmater les fuites

Christian Lefèvre
    lefevre.c@libertysurf.fr
    92700 COLOMBES
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Christian Lefèvre se range à l’opinion de Léonard de Vinci lorsqu’il déclare, dans ses Carnets : « La nécessité est le thème et l’inventeur, l’éternel courbeur et loi de la nature. » Il place d’emblée le rôle de l’artiste du côté de la nécessité, manifestation de cette natura naturans, chère à Spinoza. C’est donc en tant que démiurge qu’il se comporte, avec comme objectif de (re)créer la nature. À cette fin, il part de matériaux de récupération qu’il dévoie de leur finalité initiale. Ce processus de détournement « vise à bouleverser les habitudes perceptives et les modes de pensée, à banaliser le sublime, à sublimer le banal.» C’est aussi, d’une certaine façon, loin de toute tentation mystique, un processus de rédemption, donnant une nouvelle vie à des matériaux – voire à des animaux ou à des végétaux – devenus inutiles, mis au rebut, réputés morts.
La démarche de Christian Lefèvre n’est en rien finaliste. Il récuse la position aristotélicienne– « La nature ne fait rien sans objet » – pour nous opposer la vision d’une nature imprévisible, incertaine dans ses tenants et ses aboutissants, aussi peu prédisposée dans ses comportements que l’est l’être humain. Cette humanisation le pousse même à poser les bases d’une psychologie de la nature, macrocosme mis en parallèle avec le microcosme humain. L’idée rousseauiste de la bonté de la nature est aussi sérieusement mise à mal. Chez Christian Lefèvre, comme chez Maeterlinck – « La nature ne veut pas le bonheur » – la nature peut être cruelle, pleine de pièges, rongée par des moisissures, par des champignons lignivores ou par les vers…
Christian Lefèvre n’oppose pas le réel à sa représentation, une réalité à son image plus ou moins déformée, mais plutôt deux artefacts, l’un d’eux se comportant comme un semblant et l’autre comme un faux. C’est ainsi que, dans certaines de ses œuvres, les produits de la nature, comme le bois, sont amenés à se muer en produits manufacturés et les rebuts industriels à se substituer à des éléments naturels. De cet échange de rôles, surgit une véritable mise en scène d’une nature redéfinie ou recréée, dans laquelle le travestissement est de rigueur. Le paysage devient ainsi simultanément le support ou la trace d’un geste et la projection ou la mémoire d’une idée ou d’un état.
De son installation, Christian Lefèvre écrit : « Bois flotté est un questionnement sur tel ou tel aspect du monde contemporain. Plus précisément, l’industrialisation intégrale du monde, pensée comme une prolifération vide, un recouvrement en simili de lui-même, est poussée dans sa logique jusqu’au monstrueux. Ici paysage panneauté jusqu’à l’absurde, là hobby, folie privée, sur fond de solitude. Nos pièces accompagnent un monde de la marchandise qui déroule tranquillement ses tautologies et ses impudences, mais elles rappellent aussi que se joue l’absorption progressive des enjeux démocratiques par les mots d’ordre des idéaux du marché. Quant au spectaculaire, il substitue le sensationnel à la sensation, qui demandait une expérience fine des choses. Le paysage, les œuvres d’art, deviennent les décors interchangeables de la geste sociale et de la self-estime. À ce renversement des valeurs, à leur évidement sous des dehors inchangés, l’artiste doit opposer, nous semble-t-il, l’acuité du moraliste, de celui qui, non dupe, erre parfois, mais révèle aussi le faux-semblant du moment, la perte irréparable sous l’innocuité de la variation. Pour matérialiser l’utopie industrielle j’utilise des papiers passés dans un destructeur de documents, longs et touffus serpentins qui génèrent une prolifération un peu malsaine. L’utilisation de cette matière première, de ces déchets fabriqués dans le seul souci de conserver un secret, qui peut-être n’est pas avouable, résume assez l’aspect malhonnête des intentions des donneurs de conseils. Le déchet devient une richesse et parler de les réduire consiste seulement à les traiter, ce qui constitue une nouvelle industrie, mais on se garde bien d’être critique. Du centre de cette plaine de déchets émergent deux troncs en loupe d’orme, polis et cirés, du vrai faux bois qui n’éclaire plus le monde mais le néant. »
De façon paradoxale, dans ces figurations de la nature, ce sont les éléments naturels qui semblent incongrus, à contre-emploi, comme des invités indésirables qui débarqueraient là où on ne les attend pas. Le semblant paraît faux et le faux devient semblant… Dans son exercice de (re)création de la nature, le démiurge Christian Lefèvre a donc pleinement réussi son exercice de déstabilisation, de va-et-vient, de réversibilité entre le concept de paysage et sa représentation matérielle, entre idée et artefact.

LD