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Crise (d’après Le massacre des Innocents de Rubens)

Nicolas Cluzel
    nicolas.cluzel@gmail.com
    69001 LYON
    site

Nicolas Cluzel pratique une peinture expressionniste d’une rare violence. Il y a dans ses mises en scène de saccages, de corps en éclat, d’explosions, de personnages déchiquetés, une forme d’obscénité, au sens étymologique de ce terme : obscenus – de mauvais augure. En première lecture, ses toiles grotesques, granguignolesques et déjantées semblent relever de la tradition de la farce, de la fête populaire et débridée, dans une filiation directe avec les œuvres de la tradition flamande de Bosch, Bruegel ou Ensor. Bien que privilégiant la vitesse d’exécution, Nicolas Cluzel a longuement observé les maîtres du passé pour en tirer des leçons et y puiser des caractéristiques qui irriguent ses œuvres. On y trouvera, notamment, des traces de l’expressionnisme matiériste de Rebeyrolle, des éclaboussures gestuelles à la Pollock, la dissociation du trait et de la couleur à la façon de Dufy ou Léger, la technique de badigeonnage de certains street-artists, le grouillement narratif d’un Erró, la truculence jubilatoire des Flamands de la Renaissance, le souci de l’actualité de certains dessinateurs de presse, les rencontres ou confrontations improbables chères aux surréalistes, la prégnance libératoire de la couleur des Nabis, les mises en page inspirées des écoles orientales… Sa longue pratique de la bande dessinée, de 1996 à 2006, est aussi perceptible dans la dislocation de ses personnages et dans l’exagération des physionomies expressives. Ce mélange détonant et détonnant, cette expression d’un flagrant délire, d’une gourmandise goulue et jouissive pour l’acte de peindre, constituent d’évidents hommages, de claires déclarations d’amour à la peinture et à son histoire. S’ils prennent parfois la forme de la dérision, ce n’est que pour exorciser les tragiques convulsions et les douloureuses grimaces de l’acte créateur.
     Mais s’arrêter là, se contenter de cette approche superficielle de l’œuvre de Nicolas Cluzel nous ferait manquer quelque chose de plus important, de plus essentiel, pudiquement dissimulé derrière une truculence de surface. Sa récente série qui reprend et détourne des chefs-d’œuvre de Goya en les actualisant en témoigne. La parodie bascule ici dans le drame. Le ludique se mue en protestation politique. À bien y regarder, les rieurs, les farceurs, les délires mis en scène par Nicolas Cluzel ne sont qu’une façade pour masquer un doute existentiel, celui dont Cioran écrit : « Le délire est sans conteste plus beau que le doute, mais le doute est plus solide. » Ne s’agirait-il pas de la mise en évidence de la précarité de personnages désabusés qui se rient de la vie pour exorciser la déchéance, le délabrement et la mort inévitables, dans une sorte de dernière danse macabre anthume ? Un dernier récital délirant en lieu et place d’une veillée funèbre ? L’insolence, le sarcasme et le cynisme de surface ne seraient-ils pas des exutoires à un cruel sentiment d’abandon, de terrifiante solitude ? Cioran, toujours lui, le relève : « Le cynisme de l’extrême solitude est un calvaire qu’atténue l’insolence. »

LD